Intervention de Pierre Bouthier au Musée de la Résistance Nationale

Le 16 septembre, a eu lieu au Musée de la Résistance Nationale, à Champigny, une conférence pour présenter le livre de de Luc Rudolph, 5000 policiers en Résistance.

Étaient présents des dirigeants de la police nationale, des syndicalistes policiers, et l’équipe du Musée de la Résistance Nationale, à l’invitation du service historique de la police.

Georgette Jabot et son père, l’inspecteur principal Jabot

Le public s’est montré très sensible au problème éthique soulevé par tous les intervenants : obéir ? Ne pas obéir ? Dilemme de chaque policier dans un régime totalitaire. Et le public s’est montré très sensible aussi à l’actualité de la question : quand tout espoir semble perdu, comment « faire quelque chose » ?

Je vous reproduis ici l’intervention de Pierre Bouthier :

Dans chaque famille, des récits se transmettent, parfois à demi-mot, parfois par des silences ou des non-dits. On essaye, après, de mettre des mots sur ces émotions confuses.

Mesdames, Messieurs,

Je suis touché, vraiment, que vous me permettiez d’évoquer ici les années de guerre de l’inspecteur principal Jabot, de la Sûreté bordelaise.

Pendant quatre ans, ce policier français a dû obéir aux Allemands, et côtoyer des

Le commissaire Poinsot. Un arriviste au service des nazis. Il a traqué avec férocité les résistants, en particulier communistes. Un tortionnaire sans pitié.

policiers français particulièrement zélés, pour ne pas dire féroces, comme ce commissaire Poinsot alors redouté à Bordeaux.

Sur ces quatre ans, mon grand-père ne m’a presque rien dit.

Il était policier dans l’âme, un professionnel respecté, fier de son métier : mettre les malfaiteurs hors d’état de nuire, c’est comme ça qu’il le résumait. Protéger la société.

Malheureusement, chaque jour de ces quatre ans, bon gré mal gré il a dû côtoyer les polices allemandes, et subir la présence des criminels dont elles avaient fait leurs auxiliaires.

Les polices allemandes sortaient un voyou de prison, et lui mettaient le marché en main : ou tu travailles pour nous, ou tu y retournes. Travaille pour nous, et tu pourras te payer toi-même, te servir dans les poches de ceux que nous avons mis hors-la-loi.

Pour l’inspecteur principal Jabot, laisser courir les vrais hors-la-loi, c’était le monde à l’envers.

Mais comment mettre des mots là-dessus ?

Alors sur ces quatre ans mon grand-père ne m’a rien dit. Ou plutôt, il a fait une timide tentative, beaucoup d’années plus tard, vers la fin de sa vie.

Le commissaire principal Mamert

Il m’a tendu une photo visiblement beaucoup triturée, très abîmée.

« Tiens, m’a-t-il dit, c’était Monsieur Mamert, le chef de la Sûreté. C’était mon chef et mon ami. Les Allemands l’ont déporté et assassiné. C’était un résistant. »

En disant ça, mon grand-père avait les larmes aux yeux. Près de lui, ma grand-mère approuvait de la tête.

Eh bien me croirez-vous, malgré l’évidence, malgré leurs larmes, je suis resté suspicieux. Car, dans ces années-là, on vous avait désigné le coupable dès le début de l’histoire : c’était le policier. Et comme beaucoup d’autres je partageais confusément ce récit.

Mon grand-père a lu dans mes yeux que je ne le croyais pas tout à fait. Il a refermé sa boîte à photos.

Bien entendu, peu à peu, le doute m’a gagné, et il y a quelques années, j’ai commencé des recherches. Dans les archives, j’ai entrevu toute la complexité de cette période, complexité qui n’a pas manqué de donner lieu à toutes les simplifications.

J’ai eu la chance de disposer des travaux de Luc Rudolph, premier historien à traiter dans son ensemble le thème des policiers Résistants, et Jean-Marc-Berlière, premier historien à avoir défriché une histoire méprisée et inexplorée, celle de la police.

J’ai été servi par une chance incroyable. J’ai fait la connaissance d’un vieux policier qui avait connu mon grand-père, et qui m’a fait des révélations stupéfiantes. Il m’a

Abraham Stolpner et sa femme Camille. Abraham a été sauvé par Léo Coudin.

confié l’histoire tragique de ce jeune collègue qui, sur ordre de la Résistance, s’était infiltré dans la police allemande, ce qui lui permit d’aider la Résistance, d’une façon documentée, répétée, indiscutable, et par ailleurs de sauver des Juifs.

Seulement, à la Libération, loin de voir sa Résistance reconnue, ce jeune policier fut accusé de trahison pour avoir « appartenu à la Gestapo et livré un résistant aux nazis », et, malgré onze témoignages de résistants, circonstanciés, précis, concordants, il fut condamné par une justice biaisée, expéditive, sur la foi d’un seul faux-témoignage, cousu d’invraisemblances qui ne furent pas relevées dans l’instruction. Il a pris cher. Vingt ans de travaux forcés.

Il fut libéré après deux ans, tant son procès avait choqué ses collègues résistants. Mais il ne fut jamais réhabilité.

Du moins jusqu’à ce jour, où je saisis l’occasion que vous m’offrez de rendre hommage à ce jeune policier résistant, devant son fils ici présent.

(Applaudissements de la salle)

Léo Coudin, secrétaire de police, fondateur d’un groupe de policiers résistants, infiltré sur ordre à la Gestapo en avril 1944. Son action a bénéficié à la résitance de multiples façons. Pourtant, son infiltration à la Gestapo a fait basculer tragiquement son destin.

Il s’appelait Léo Coudin. Il était le chef dans la résistance de mon regretté ami Henri Portes.

Vers la fin de sa vie, quand les archives ont été ouvertes, le vieux commandant de police honoraire Henri Portes a rouvert le dossier de Léo Coudin et mené sa dernière

Le commandant de police hre Henri Portes, vice-président de l’Association des Anciens Combattants et Résistants du Ministère de l’Intérieur, Sud-Ouest

enquête, à 94 ans, reprenant à zéro toutes les pièces de l’instruction.

Il concluait à l’erreur judiciaire flagrante... pour ne pas dire délibérée.

J’ai repris l’enquête à mon tour, et j’en ai tiré ce récit, que Luc Rudolph cite dans 5000 policiers en Résistance.

Le destin de Léo Coudin m’a fait entrevoir comment cette équation « policier = Vichy = collabo », s’était peu à peu imposée comme une vérité, même pas discutable, dans notre imaginaire collectif. Il fallait un bouc émissaire.

J’ai exhumé des milliers de pièces d’archives. Elles passent au révélateur des figures

5000 policiers en résistance, de Luc Rudolph, aux éditions Les Livres de l'îlot
5000 policiers en résistance
5000 policiers en résistance, de Luc Rudolph, aux éditions Les Livres de l’îlot
Les Livres de l’Ilot/Luc Rudolph

de policiers, plutôt contrastées. On y trouve tout le prisme des attitudes. De la collaboration la plus effrénée à la résistance la plus dangereuse. Car tous devaient obéir, et si certains s’en accommodaient, d’autres ne le supportaient pas bien, et, clandestinement, ils agissaient.

Mais bien entendu, ils leur fallait donner le change.

Je vous en donne un exemple frappant, qui résume tout le danger de leur position.
Aux archives, j’ai épluché les dossiers personnels de tous ces fonctionnaires, résistants ou collabos, flics honnêtes ou voyous, et dans chaque dossier, j’ai trouvé une même phrase, qui revenait comme un leit-motiv : « Approuve la politique du Maréchal. »

Cette formule était comme une incantation obligée, comme un tampon obligatoire dans chaque dossier individuel de policier. À chaque notation annuelle, depuis celle de décembre 1940, on trouve cette phrase à laquelle nul n’échappait, sous peine de s’exclure soi-même de la police.

« Approuve la politique du Maréchal  », cette phrase, je la trouve même dans le dossier du commissaire principal Mamert, ce résistant, chef de la Sûreté bordelaise, juste avant que les nazis le déportent et l’assassinent dans la Nuit et le Brouillard, et alors même que cinq mois plus tôt il avait été éjecté de la police (« démissionné d’office », c’est le terme employé !).

Il fut classé NN, Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard, ce programme dont l’objectif revendiqué était d’interdire que l’on donne la moindre nouvelle aux familles des déportés. La négation du crime était programmée dès son début, comme l’était celle du génocide en cours.

Beaucoup plus tard, ma mère nous confiait que certains soirs, à la maison, devant sa femme et sa fille, l’inspecteur principal Jabot, son père, se prenait la tête dans les mains et pleurait, sans larmes, répétant : « Ce n’est pas ça mon métier, ce n’est pas ça ! »

À quoi faisait-il allusion, vous pouvez le deviner, vous avez même l’embarras du choix.

Faisait-il allusion aux contrôles d’identité où il devait vérifier la présence du tampon « Juif » en lettres rouges sur la carte d’identité ?

Faisait-il allusion à certaines rafles, comme celle de Bordeaux en juillet 1942, ou celle de janvier 1944, où des citoyens français, même des enfants, entassés dans la synagogue de Bordeaux, furent traités comme du bétail avant d’être déportés ?

Il est trop évident qu’il a dû participer à ces rafles, exigées par les nazis, voulues et ordonnées par les autorités de Vichy.

« Ce n’est pas ça mon métier, ce n’est pas ça ! » Que voulait-il dire ? Vous le devinez.

J’ai voulu comprendre comment je n’avais pas voulu croire mon grand-père. Et peu à peu j’ai entrevu comment, au fil des années, des récits de l’occupation, tronqués, déformés, s’étaient imposés dans notre mémoire collective, véhiculant des images tronquées, déformées, du résistant comme du policier.

Alors, Mesdames et Messieurs, sur cette période si compliquée à vivre sur le moment, si caricaturée après coup, que dire à son petit-fils ? On ne dit rien, on se tait.

Beaucoup plus tard, ma mère a parlé.

Sur ordre de l’inspecteur principal Jabot, sa fille volontaire, alors âgée de dix-huit ans à peu près, prenait son vélo et allait prévenir des gens, Juifs et Résistants, qu’ils allaient être arrêtés le lendemain.

Le récit officiel, pendant longtemps, c’est qu’en France tout le monde avait résisté.

Alors ma mère, adoptant ce récit officiel, nous disait : « C’était normal, tout le monde le faisait ». Elle était pourtant bien placée pour savoir que tout le monde ne le faisait pas, et qu’elle avait intérêt à pédaler bien fort pour rentrer à la maison, car le risque qu’elle courait n’était pas anodin.

J’ai refait les enquêtes. J’en ai tiré ce récit, qui cherche à démêler le vrai du faux, à restituer la complexité des choses, et à rendre justice à ces policiers. Je l’ai appelé Nuit et Brouillard aux bords de la Garonne, il pourrait s’appeler simplement : Nuit et Brouillard dans la Maison.

Chaque jour, dans les mêmes locaux piégeux, où une mine pouvait sauter sous leur pas à chaque instant, se côtoyaient et se guettaient ripoux, collaborateurs et policiers honnêtes. J’ai voulu faire revivre ce biotope étrange et explosif,

J’ai voulu rendre hommage à ces gens qui ne sont pas forcément des héros - c’est tellement simple de tout réduire à des héros et des salauds - mais des flics ordinaires de tous grades, qui ne supportaient pas bien qu’on relâche les voyous et qu’on arrête les innocents et les patriotes.

Des policiers, parmi d’autres, quand rien ne semblait possible, qui ont voulu « faire quelque chose ».

Des policiers, parmi d’autres, qui chérissaient les valeurs simples que les nazis et le régime piétinaient : honnêteté, droit, justice.

Des policiers ordinaires, qui respectaient un code que les nazis et le régime piétinaient, le code de procédure pénale, appelé alors code d’instruction criminelle.

Des policiers, en somme, qui voulaient faire leur métier : livrer les criminels à la justice, fussent-ils, ces criminels, les protégés des occupants et du régime.

C’est comme ça que leur résistance a commencé : ces policiers parmi d’autres, vos prédécesseurs, voulaient malgré l’adversité, et quoi qu’il en coûte, faire leur métier. Bien entendu ils n’allaient pas le crier sur les toits. Officiellement, tous « approuvaient la politique du Maréchal. »

Mais, j’en suis convaincu, leur soutien caché, les risques qu’ils ont assumé, ont donné un coup de pouce significatif et à la Résistance, et aux persécutés.

Je vous remercie.